Haïti : Une Singularité Politique et Civilisationnelle
- Renouvo Demokratik
- 23 févr.
- 3 min de lecture
Par : Michel Legros,
Sitwayen pou Respè Konstitisyon.

Une Nation Inclassable
Dans Le Choc des Civilisations, paru en 1996, Samuel Huntington analyse le monde post-Guerre froide à travers le prisme de grands ensembles culturels et civilisationnels appelés, selon lui, à s’affronter. Il identifie sept ou huit civilisations dominantes et mentionne des pays qu’il qualifie de « déchirés », comme la Turquie et l’Australie, tiraillés entre plusieurs influences. Mais ce qui frappe particulièrement, c’est qu’il évoque également deux pays qu’il juge totalement inclassables, n’appartenant à aucune civilisation établie.
Le premier est l’Éthiopie, une terre aux marges du monde arabo-musulman, dotée d’une religion copte, d’un passé impérial et d’une trajectoire unique, ayant échappé à la colonisation.
L’autre, c’est Haïti. Huntington décrit Haïti comme un cas à part, sans équivalent sur terre. Ni latino-américain, ni caribéen au sens traditionnel, ce pays se distingue par sa langue créole, sa religion vodou et son histoire singulière. Contrairement à ses voisins comme Cuba, la Jamaïque ou même la République dominicaine, Haïti ne s’intègre pleinement à aucun ensemble civilisationnel connu. Il est une anomalie, un monde en soi.
Une Politique Sans Repères
Cette singularité ne se limite pas à la culture. Elle s’étend également au champ politique.
Un soir de 2011, alors que Michel Martelly venait d’être élu président, je me trouvais en voiture avec feu Éric Jean-Jacques, ancien président de la Chambre des Députés. À la radio, une voix affirmait que l’élection de Martelly marquait le retour de la droite – voire de l’extrême droite – au pouvoir après René Préval. Je réfléchissais à haute voix, cherchant des parallèles avec des figures telles que Duvalier, Pinochet, Le Pen, et me demandais si Martelly pouvait réellement être classé comme un homme de droite.
Éric trancha la question d’une phrase lapidaire :
— Michel, Miky n’est ni de droite ni de gauche. C’est du BS.
Puis, avec cette lucidité tranchante qui le caractérisait, il poursuivit :
— Cette histoire de Miki président, ce n’est pas de la politique. C’est du brigandage, une vraie plaisanterie. Et il avait raison.
En Haïti, la politique échappe aux catégories classiques des sciences politiques. Elle ne peut être comprise à travers les cadres traditionnels du libéralisme, du conservatisme, du marxisme ou de l’opposition entre droite et gauche. C’est un univers chaotique, où la frontière entre la politique et le banditisme, la raison et l'absurde, est inexistante.
Ainsi, nos dirigeants affichent un cynisme puéril, se livrent à de mesquines querelles internes alors même que Port-au-Prince est en train de tomber sous l'assaut des gangs. Ce cynisme découle peut-être du fait qu’ils ne savent tout simplement pas que la capitale sombre, ni ne perçoivent le danger qui les cerne – une évidence pour tout esprit lucide. Cette inconscience, au sens strict du terme, trahit une déconnexion profonde avec la réalité.
L’Haïtien évolue dans un monde qu’il s'est construit comme refuge, où rêve et réalité se confondent. C’est le pays du merveilleux. Là c'est l’aspect poétique.
Si en peinture cet enchantement peut séduire, on ne peut néanmoins confier la conduite de l’État – et a fortiori celle d’une guerre – ni à des illuminés ni à des hallucinés qui vivent dans un univers imaginaire. Sinon là, c'est la catastrophe.
Mais ce merveilleux a son revers. En Haïti, on peut facilement tomber victime pour avoir été vu en rêve. Ce qui est perçu en songe devient souvent un fait concret, capable de susciter méfiance, jalousie ou haine. Et là, l’enchantement peut basculer dans l’horreur.
Inventer un Cadre Haïtien
Mais au-delà de ces paradoxes, un problème fondamental demeure : nous persistons à analyser Haïti avec des grilles de lecture inadaptées.
Aujourd’hui, nous tentons d’appliquer des concepts étrangers pour définir notre réalité. Nous parlons des gangs comme s’ils étaient des terroristes, alors qu’ils ne le sont pas. Nous traitons nos partis politiques comme s’ils étaient de véritables institutions démocratiques, alors qu’ils ne le sont pas non plus. Partout ailleurs, le banditisme légal est un oxymore ; chez nous, c’est un mode de gouvernance.
Plutôt que d’imposer un cadre classique à une réalité qui lui échappe, nous devrions repenser notre organisation politique et forger des concepts capables ď en saisir l' unicité, aussi complexe qu’aberrante. Une chose est certaine : le manuel des sciences politiques haïtiennes reste à écrire.
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