L'enjeu Réel d'une Mission de Maintien de la Paix en Haïti
Par : Alain Zéphyr, Sociologue.
Notre précédent article a mis en lumière qu'une combinaison de facteurs, incluant l'absence de plan de sécurité, le décalage avec les conditions réelles et le manque de légitimité auprès de la population haïtienne, a conduit à l'échec de la Mission Multinationale d'Appui à la Sécurité (MMAS) en Haïti (Zephyr, 2024). Désormais, le projet d’une mission de maintien de la paix s'impose comme le mantra de toutes les discussions, ou plutôt comme la nouvelle panacée prônée par nos politiciens charlatans. Quel l’enjeu réel d’une mission de maintien de la paix en Haïti ? Une analyse des précédentes missions de maintien de la paix et de leur coût peut fournir des réponses à cette interrogation.
Chronique d’une fin Annoncée
Lors de sa récente visite à Port-au-Prince, le Secrétaire d'État américain, M. Antony Blinken, a semblé rendre un ultime hommage à la mission kenyane en déclarant : « Nous voulons également nous assurer que nous avons une solution fiable et durable. Nous examinerons toutes les options pour y parvenir. Une opération de maintien de la paix serait l'une de ces options » ( The Associated Press, 2024). Peu de temps après, le Conseil de sécurité des Nations Unies, basé à New York, a entamé l'examen d'une résolution visant à initier une nouvelle mission de maintien de la paix en Haïti. À Port-au-Prince, les défenseurs du statu quo vantent déjà les mérites d'une force de maintien de la paix comme solution à la grave crise de sécurité du pays, se cantonnant à leur rôle de perroquets vaniteux, incapables de proposer des solutions novatrices aux problèmes complexes du pays.
Bilan des Précédentes Opérations de Maintien de la Paix en Haïti
Avant d'aborder l'enjeu crucial d'une mission de paix en Haïti, il est essentiel de dresser un bilan des précédentes opérations de maintien de la paix dans le pays. Les opérations de maintien de la paix en Haïti ont été marquées par plusieurs missions importantes sous l'égide des Nations Unies. La MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti) a été l'une des plus longues et des plus significatives, ayant débuté en 2004 suite à une période d'instabilité politique et ayant pris fin en 2017. Elle a été remplacée par la MINUJUSTH (Mission des Nations Unies pour l'appui à la justice en Haïti), qui a poursuivi le travail de stabilisation jusqu'en 2019. Par la suite, le BINUH (Bureau intégré des Nations Unies en Haïti) a été mis en place pour aider le pays à consolider ses institutions politiques et son système judiciaire. Dans l'ensemble, ces missions devraient garantir la sécurité nationale, former les forces de police, promouvoir les droits humains et soutenir le processus politique.
La situation actuelle en Haïti montre clairement que les trente années d'opérations de maintien de la paix n’ont pas atteint les objectifs escomptés.
La crise démocratique en Haïti est si profonde qu'il n'existe actuellement aucune autorité élue dans le pays. Du conseil de transition au conseil d'administration des sections communales, la légitimité est attribuée plutôt qu'élue.
Les Haïtiens sont confrontés à de graves violations de leurs droits humains fondamentaux. Les attaques de gangs compromettent la sécurité et le bien-être des citoyens, entravant l'accès à des nécessités vitales telles que l'eau potable et la nourriture, ce qui aggrave la malnutrition, en particulier chez les enfants. De plus, la violence sexuelle est utilisée comme un outil de terreur et de contrôle, avec des cas rapportés de viols collectifs et d'autres formes d'abus sexuels commis par des gangs armés. Cette situation catastrophique est renforcée par une impunité répandue et un accès aisé aux armes lourdes et munitions, souvent fournies par le trafic illégal.
La Police Nationale d'Haïti (PNH) reste insuffisamment formée, sous-équipée et manque de ressources tandis que le système de justice pénale reste dysfonctionnel et marqué par une corruption omniprésente.
En outre, les opérations de maintien de la paix en Haïti, et en particulier la MINUSTAH, ont fait l'objet de critiques, notamment pour avoir introduit le choléra en Haïti, une épidémie qui a eu des répercussions dévastatrices sur la population haïtienne avec plus de 185 000 cas suspects et des milliers de morts. Des allégations d'abus sexuels impliquant des membres de la MINUSTAH ont aussi soulevé des questions sur le comportement des casques bleus. Ces événements ont exacerbé la méfiance d’une bonne partie de la population haïtienne envers les interventions internationales (Rahmouni, Baron, & Bradol, 2024), (Maillet & Costini, 2020).
En somme, une étude intitulée "L'ONU en Haïti depuis 2004: Ambitions et déconvenues des opérations de paix multidimensionnelles" (Di Razza, 2010) a analysé les actions et les impacts de la MINUSTAH sur cinq ans, et a conclu que les avancées ont été restreintes. De son côté, Devert (2024) dans "Radiographie des opérations de paix de l'ONU en Haïti" a évalué les cinq missions de l'ONU pour le maintien de la paix en Haïti depuis 1993, et a déterminé qu'elles n'ont pas permis d'établir une paix durable dans le pays.
Les Coûts des Opérations de Maintien de la Paix de l'ONU en Haïti
Les dépenses liées aux missions de maintien de la paix de l'ONU en Haïti ont varié en fonction de leur ampleur et de leur durée. Ces missions sont financées par les États membres de l'ONU en proportion de leur économie. Par exemple, un rapport de 1996 du US General Accounting Office, issu de la National Security and International Affairs Division (NSIAD) et adressé au sénateur américain Robert Dole, révélait que les dépenses des agences américaines pour les opérations de paix en Haïti entre 1992 et 1995 atteignaient 1,616 milliards de dollars. Les détails des dépenses annuelles étaient de 79,7 millions pour 1992, 130,4 millions pour 1993, 530,8 millions pour 1994, et 875,8 millions pour 1995 (United States, General Accounting Office, 1996).
De plus, le budget validé pour les opérations de la MINUSTAH durant l'exercice fiscal 2013-2014 s'élevait à 576 619 000 dollars américains, destiné à couvrir les dépenses des personnels militaire et civil, ainsi que les besoins opérationnels. Après treize années d'activité, la MINUSTAH aurait bénéficié d'un financement total s'approchant des 7,5 milliards de dollars (Nations Unies, 2015). Récemment, le budget de la Mission Multinationale d'Appui à la Sécurité en Haïti (MMAS) a été évalué à environ 589 millions de dollars pour sa première année.
Ces données partielles mettent en lumière le coût substantiel des missions de paix déployées en Haïti depuis 1993. Face à leurs résultats limités et parfois contre-productifs, il est crucial de s'interroger sur les véritables attentes rationnelles des investissements de la communauté internationale en Haïti.
L'enjeu Réel d'une Mission de Maintien de la Paix en Haïti
En 1990, l'émergence inattendue des masses populaires haïtiennes dans l'arène politique, réclamant justice, transparence et participation dans la gestion des affaires publiques, a pris de court les technocrates de la mondialisation et leurs alliés politiques, partisans de la dépolitisation et opposés au pluralisme. En conséquence, le fameux plan américain pour Haïti a été rejeté par le vote populaire. Cela a mené à un coup d'État sanglant orchestré par les États-Unis et une intervention militaire américaine qui ont mis fin au mouvement populaire revendicatif. Cette conjoncture a entraîné une réduction des droits de douane nationaux et une ouverture du marché économique, ce qui a eu pour conséquence de freiner la production locale.
Dans son analyse du bilan de dix ans d'opérations de maintien de la paix, Thierry Tardy révèle que, dans l'euphorie du nouvel ordre mondial du début des années 1990, ces opérations étaient considérées comme des outils appropriés pour gérer les nouveaux dysfonctionnements (Tardy, 2000). Les résultats des missions de paix initiées en Haïti en 1993 démontrent nettement leur implication dans la promotion d'un agenda néolibéral.
De façon similaire, depuis 2018, Haïti connaît une recrudescence de mobilisation populaire qui expose les conséquences de la corruption et des inégalités sociales flagrantes sur le bien-être de la population. Les manifestants réclament une refonte du système, proclamant que « la panne se trouve dans le système ». Une violence coordonnée et sophistiquée de la part des gangs armés, aidée par le programme de parole humanitaire de l'administration Biden, qui a autorisé des milliers d'Haïtiens à venir vivre et travailler légalement aux États-Unis pour une durée de deux ans, a mis fin à cette vague de protestations.
Le parallélisme est frappant. En 1994, la violence paramilitaire orchestrée par le Front Révolutionnaire pour L'Avancement et le Progress Haïtien (FRAPH) a entraîné le déploiement d'une mission de maintien de la paix, cruciale pour l'instauration de politiques néolibérales. Aujourd'hui, ce schéma se répète : des missions de paix sont mises en place pour succéder ou remédier à la violence des gangs armés, afin de contenir les revendications légitimes des citoyens pour le bien-être collectif et l'établissement d'un État moderne et responsable. Le rôle des missions de paix en Haïti fait écho à autre un précédent historique, la double rançon exigée par la France en 1825 et 1838 en échange de la reconnaissance de l'indépendance nationale. Cette exigence visait à contrer la révolution de 1804 qui avait menacé le système colonial esclavagiste, et par la suite, à aligner la nouvelle république d'Haïti avec la contre-révolution française qui cherchait à annuler les changements issus de la Révolution française de 1789 et à rétablir l'Ancien Régime (Belizaire, 2024).
En conclusion, les millions de francs-or octroyés à la France au début du XIXe siècle, il y a bientôt 200 ans, peuvent être comparés aux milliards de dollars investis par la communauté internationale en Haïti pour financer des missions de paix, visant à maintenir leur influence géopolitique et économique. Incapables d'aider les Haïtiens à bâtir un avenir meilleur, la communauté internationale et, en particulier, le gouvernement américain s'efforce actuellement d'établir en Haïti une apparence de démocratie, ou une démocratie sans le peuple, où la justice, la sécurité et le bien-être collectif demeurent inaccessibles. Les alliés locaux sont prêts à assumer ce rôle néfaste par vanité et incompétence. Leur contradiction avec les aspirations profondes du peuple haïtien à la liberté, à la justice sociale et à la dignité est à l'origine de la grave crise qui secoue notre pays et de l'échec des missions de maintien de la paix.
References
The Associated Press. (2024, September 5). Blinken arrives in Haiti to show US support for fighting gang violence. Retrieved from https://abcnews.go.com/US/wireStory/blinken-arrives-haiti-show-us-support-fighting-gang-113421248
Belizaire, R. (2024, Septembre 8). Ki klas moun ki peye ki peye ranson 1825 lan ? [Webinar]. Kolektif yo sou Ranson 1825 lan.
Devert, M. (2024). Radiographie des opérations de paix de l'ONU en Haïti.
Di Razza, N. (2010). L'ONU en Haïti depuis 2004. Ambitions et déconvenues des opérations de paix multidimensionnelles. L'Harmattan.
Maillet, L., & Costini, C. (2020, Juillet 14). Quid Justitiae. Retrieved from https://www.quidjustitiae.ca/fr/blogue/exploitation-sexuelle-dans-le-cadre-de-la-minustah-partie-i
Nations Unies. (2015, Mai 12). Rapport du CCQAB sur le financement de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Retrieved from https://press.un.org/fr/2015/agab4155.doc.htm
Rahmouni, E., Baron, E., & Bradol, J.-H. (2024, Mars 19). L’origine de l’épidémie de choléra à Haïti en 2010. Alternatives Humanitaires(Numéro 25 ). Retrieved from https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/2024/03/19/lorigine-de-lepidemie-de-cholera-a-haiti-en-2010/
Tardy, T. (2000). Le bilan de dix années d’opérations de maintien de la paix. 65(2), 389–402. Retrieved from http://www.jstor.org/stable/42677156
United States, General Accounting Office. (1996). Peace Operations: U.S. Cost in Support in Haiti, Former Yugoslavia, Somalia and Rwanda (GAO/NSIAD-96-38). Government Printing Office, Washington D.C.
Zephyr, A. (2024, September 9). L’échec de La Mission Internationale de Sécurité en Haïti : un Résultat Prévisible. Boukan News. Retrieved from https://boukannews.com/lechec-de-la-mission-internationale-de-securite-en-haiti-un-resultat-previsible/
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