La Démocratie en Otage : Déconstruire le Mythe du Pouvoir Absolu en Haïti
Par Yves Pierre, Politologue.
"Des têtes vont tomber". Cette déclaration troublante, prononcée par Leslie Voltaire, alors conseiller-président et aujourd'hui président du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), résonne comme un sinistre présage dans les couloirs du pouvoir haïtien. Loin d'être l'expression d'une simple frustration passagère, elle est le reflet alarmant d'une mentalité profondément ancrée au plus haut niveau de l'État. Que l'auteur de tels propos soit maintenant à la tête de l'organe censé guider la transition démocratique du pays illustre de manière frappante la crise de gouvernance qui paralyse Haïti.
Ces mots sont le symptôme d'un mal profond qui ronge notre nation depuis sa naissance: une conception du pouvoir ancrée dans l'autoritarisme et le culte de la personnalité. En Haïti, le leader politique s'est longtemps vu comme un 'papa bon kè', détenteur d'un pouvoir quasi absolu, plutôt que comme un serviteur du peuple et des institutions démocratiques.
Cette rhétorique de purge politique, émanant du sommet même du pouvoir transitoire, révèle la persistance d'une vision autoritaire et vindicative du leadership. Elle témoigne d'un cycle vicieux où chaque nouvelle administration semble plus préoccupée par l'élimination de ses adversaires que par la construction d'un avenir stable et prospère pour la nation. Cette mentalité, aux antipodes de l'idéal démocratique, persiste malgré les efforts de la Constitution de 1987 pour instaurer un équilibre des pouvoirs.
Alors que le pays s'enfonce chaque jour davantage dans le chaos, ses dirigeants, tels des augures aveugles, se déchirent sur l'autel de leurs ambitions personnelles et/ou de clans. Pendant ce temps, l'Artibonite pleure ses morts, victimes de massacres perpétrés par des gangs armés. Les villes de l'Arcahaie et de Léogâne vivent dans la terreur, tandis que Port-au-Prince, autrefois rehaussée au rang de phare des Caraïbes lors de l'Exposition du Bicentenaire, n'est plus que l'ombre d'elle-même. Cette ville, qui incarnait la fierté et les espoirs d'une nation tout entière, résonne aujourd'hui des cris de désespoir d'un peuple abandonné.
Face à ce tableau sombre, une question s'impose : comment Haïti peut-il se libérer non seulement de l'étau de ses crises actuelles, mais aussi du carcan de sa conception archaïque du pouvoir? Comment briser ce cycle infernal où chaque « nouveau départ » n'est qu'un retour déguisé aux vieilles pratiques ?
L'Art de la Régression Politique
En Haïti, le président a longtemps été perçu comme le "papa bon kè", détenteur d'un pouvoir quasi absolu. Cette vision, aux antipodes de l'idéal démocratique, persiste malgré les efforts de la Constitution de 1987 pour instaurer un équilibre des pouvoirs. Le résultat ? Une classe politique incapable d'embrasser pleinement les principes de partage du pouvoir et de gouvernance collaborative.
Pendant que les élites se déchirent pour le contrôle d'un pouvoir qu'elles conçoivent encore comme monolithique, le pays s'enfonce dans le chaos. L'Artibonite pleure ses morts, victimes de massacres perpétrés par des gangs armés. Arcahaie et Léogâne vivent dans la terreur, tandis que Port-au-Prince résonne des cris de désespoir d'un peuple abandonné.
Sur la scène internationale, le spectacle n'est guère plus reluisant. Les États-Unis, dans une danse diplomatique macabre, tentent de transformer une mission multinationale en panne en intervention sous mandat de l'ONU. Cette dernière, dans un réflexe d'auto-préservation ou de lucidité tardive, oppose un refus constant. Pendant ce temps, le Kenya et d'autres pays potentiellement "amis" hésitent, laissant Haïti suspendu dans un limbe d'incertitude et de violence.
Réinventer la Démocratie pour Surmonter la Crise du Pouvoir
Face à ce tableau sombre, une question s'impose : comment Haïti peut-il se libérer non seulement de l'étau de ses crises actuelles, mais aussi du carcan de sa conception archaïque du pouvoir ? La réponse réside dans une refondation profonde de notre compréhension et de notre pratique de la démocratie.
Un vieux proverbe mandingue nous rappelle que : "Ce sont deux personnes intelligentes qui peuvent jongler avec des œufs sans qu'ils se cassent." Cette sagesse ancestrale illustre parfaitement le défi qui se pose à nous, Haïtiens. Notre démocratie est fragile comme un œuf, et sa manipulation requiert une intelligence collective, une délicatesse et une coordination que nous avons trop souvent négligées. Nos leaders politiques, nos citoyens et notre diaspora doivent apprendre à "jongler" ensemble, à partager le pouvoir et les responsabilités sans briser le fragile équilibre de notre nation. C'est dans cet esprit de collaboration intelligente et respectueuse que nous devons aborder les réformes nécessaires pour surmonter notre crise du pouvoir.
1. Repenser l'Éducation Civique et Politique
Nos écoles doivent devenir des incubateurs de citoyenneté active. Il est temps d'intégrer un programme robuste d'éducation civique dans nos curricula, de l'école primaire à l'université. Formons nos futurs leaders non pas à être des "chefs", mais des serviteurs de la nation. Créons une École Nationale d'Administration et de Politique Publique qui inculquera une conception éthique et démocratique du pouvoir.
2. Renforcer les Institutions, Pas les Personnalités
Brisons le cycle du culte de la personnalité. Plutôt que de chercher à réviser une Constitution déjà bafouée, concentrons-nous sur son application effective. Exigeons une lecture fidèle et une mise en œuvre intégrale des principes de séparation des pouvoirs et de contrôle mutuel déjà inscrits dans notre loi fondamentale. Il est temps que nos institutions fonctionnent comme le prévoyaient les architectes de la Constitution de 1987, avec un réel équilibre des pouvoirs et des mécanismes de contrôle efficaces. Ce n'est pas d'un nouveau texte dont nous avons besoin, mais d'une nouvelle pratique politique qui respecte enfin l'esprit et la lettre de notre Constitution. Valorisons le service public en mettant en place un système de recrutement et de promotion basé sur le mérite. Décentralisons effectivement le pouvoir pour le rapprocher des citoyens.
3. Réconcilier Tradition et Modernité
Explorons des modèles de gouvernance adaptés à notre réalité culturelle. Intégrons les formes traditionnelles de leadership et de résolution des conflits dans un système moderne. Promouvons un leadership collectif et participatif, s'inspirant de nos traditions de solidarité comme le "konbit".
4. Une Nouvelle Relation avec la Communauté Internationale
Il est temps de redéfinir notre relation avec nos partenaires internationaux. Passons d'une dépendance passive à un partenariat actif. Développons une politique étrangère haïtienne claire, affirmant nos priorités nationales. Renforçons la coopération Sud-Sud pour apprendre des expériences d'autres pays en transition démocratique.
En conclusion, la crise du pouvoir en Haïti n'est pas une fatalité. Elle est le produit de notre histoire, de nos choix collectifs, et de notre incapacité à rompre avec des schémas de pensée obsolètes. La vraie révolution haïtienne du 21e siècle ne se fera pas dans les rues ou les palais, mais dans nos esprits et nos cœurs. Il est temps de briser les chaînes mentales qui nous lient à une conception autoritaire du pouvoir. C'est en réinventant notre démocratie, en renouvelant notre citoyenneté, et en repensant notre relation au pouvoir que nous pourrons enfin sortir de ce cycle infernal de crises. Le chemin sera long et difficile, mais c'est le seul qui puisse nous mener vers un Haïti véritablement libre, démocratique et prospère. À nous de choisir : continuerons-nous à nous complaire dans la médiocrité politique qui nous a menés au bord du gouffre, ou oserons-nous enfin embrasser le changement radical dont notre nation a désespérément besoin ?
Compliments.