Plaidoirie pour une diplomatie centrée sur la dette historique : le cas des USA
PAR ROSELOR FRANÇOIS, Ph. D.
INTRODUCTION
Suite aux fausses déclarations formulées par le candidat républicain à la vice-présidence J. D. Vance, puis reprises par Donald Trump lors du débat télévisé, les Haytiens de Springfield (en Ohio) et la communauté haytienne en général ont essuyé les tirs racistes de certains républicains. Après avoir qualifié Hayti de « trou à merde » il y a quelques années, aujourd’hui, Donald Trump fait passer les Haytiens pour des mangeurs d’animaux de compagnie.
Depuis, la diaspora haytienne en particulier et les Haytiens en général se sont retrouvés au cœur d’une campagne présidentielle marquée par l’attisement de la haine et de la violence. En réaction à ces fausses accusations, nous avons vu dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux de nombreuses protestations venant de personnalités haytiennes et américaines. Pour défendre la communauté haytienne, les protestataires ont utilisé divers arguments, les uns les plus solides que les autres. Cependant, à mon humble avis, l’argument le plus brillant à utiliser aujourd’hui c’est de rappeler de façon méthodique aux Américains ce qu’Hayti représente dans l’histoire des États-Unis d’Amérique. Et la meilleure façon de le faire c’est d’évoquer l’éternelle dette historique que le peuple américain a envers le peuple haytien. L’historien Marc Block a déclaré avec justesse : « C’est de l’ignorance du passé que naît l’incompréhension du présent. Dans cette optique, la connaissance de la vérité historique a le grand pouvoir d’offrir au peuple américain une meilleure compréhension de la présence des Haytiens aux États-Unis d’Amérique.
Nous avons souvent répété qu’après la publication en 1991 du remarquable livre « Silencing the Past : Power and the Production of History » de Michel-Rolph Trouillot de regrettée mémoire, il y a eu dans le monde académique nord-américain ce que le docteur Célucien L. Joseph aka Dr Lou a qualifié de « Haitian Turn ». Le « Tournant haytien » est « une révolution intellectuelle » qui s’est opérée dans « la recherche moderne sur la Révolution haytienne en Amérique du nord » (Joseph, 2012). De fait, ce grand changement allait favoriser l’émergence d’une multitude de nouvelles études qui ont exposé brillamment le grand impact de la Révolution haytienne sur le monde moderne. En ces temps difficiles pour tous les Haytiens, c’est le moment idéal d’utiliser savamment cette nouvelle historiographie produite dans l’Académie nord-américaine pour rappeler aux Américains le rôle joué par la Révolution haytienne dans le développement et la grandeur de leur pays. En d’autres termes, c’est l’heure de dire à chaque citoyen américain ce qui suit: « without the Haitian Revolution, the United States today quite likely would be little more than a small strip of land on the eastern coast of North America. That is, if there were a country called the United States of America at all » (Reinhardt, 2005).
Les Américains ont déjà commencé à reconnaître les contributions haytiennes dans leur lutte pour la libération quand ils ont honoré l’apport des combattants haytiens dans la bataille de Savannah. En fait, le 8 octobre 2007, ils ont posé un bel acte de mémoire en érigeant en Géorgie un beau monument souvenir en l’honneur des héros haytiens. De plus, le 18 aout 2018, la ville de New York a co-baptisé un boulevard de Brooklyn en l’honneur de Papa Desalin. En dépit de ces beaux gestes, les Américains sont très loin du paiement de leur dû. Mais, de tels gestes ont prouvé qu’il existe chez eux le désir et la volonté de bien faire. S’ils avaient appris plus sur les faits historiques qui ont impacté le développement de leur pays, ils auraient pu faire bien davantage.
Dans ce texte, nous allons nous appuyer sur les informations tirées de l’article du professeur Thomas Reinhardt intitulé « 200 Years of Forgetting : Hushing up the Haitian Revolution » pour montrer toute la dimension de la dette américaine envers Hayti. À noter que le travail de Reinhardt a été publié en 2005 à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la Révolution haytienne. Il est basé sur sa présentation faite à la 15e Conférence Cheikh Anta Diop à Philadelphie, du 10 au 11 octobre 2003 (Reinhardt, 2005). Notre texte peut être considéré comme une plaidoirie pour la mise en place d’une diplomatie haytienne centrée sur la dette de tous les pays qui ont directement et indirectement bénéficié de notre Révolution. En particulier, les grands bénéfices tirés par les Américains de notre Révolution méritent d’être exploités de façon méthodique. Cette diplomatie devrait se fonder sur la nouvelle historiographie de l’Académie nord-américaine.
LA RÉVOLUTION HAYTIENNE ET LE PROJET DE CONQUÊTE DU MONDE TRANSATLANTIQUE DE NAPPOLÉON BONAPARTE
Selon l’historien Thomas Fleming (2001), « Les objectifs de Napoléon étaient aussi clairs qu’ambitieux : ayant acquis le vaste territoire de la Louisiane à l’Espagne en 1800, il visait rien d’autre qu’un empire s’étendant des montagnes Rocheuses à l’Inde, du nord de la Russie au Sahara. Et avec l’armée la plus puissante d’Europe à sa disposition, qui devrait l’arrêter ? Certainement pas les États-Unis, avec leur « pathétique armée régulière de 3.000 hommes » (cité par Thomas Reinhardt, 2005) (ma traduction). L’expédition Leclerc était avant tout une machine de guerre mise en marche pour assurer la conquête du monde transatlantique. Fleming (2001) a ajouté que cette armée expéditionnaire devait à priori se diriger vers l’Amérique du Nord mais Napoléon Bonaparte avait prévu de faire un détour de six (6) semaines en direction de la colonie de Saint-Domingue afin de remettre les chaînes aux pieds des rebelles Africains. Du moins, c’est ce que pensait Napoléon (cité par Thomas Reinhardt, 2005).
Malheureusement pour Napoléon, durant ce détour de six (6) semaines, sa force multinationale allait trouver sur sa route un certain Jean Jacques Dessalines. Le plus grand génie militaire de Saint-Domingue (selon Boisrond Tonnerre) allait mettre en déroute la grande flotte multinationale avec toute la science militaire française. Déjà, à La Crète à Pierrot, Dessalines à la tête de ses 700 hommes et femmes allait donner au général Leclerc un aperçu de ce qui l’attendait à Saint-Domingue. Ce jour-là, les Français étaient au nombre de 15.000, soit 21 fois plus que les troupes de Dessalines. Pourtant, en moins de six heures de temps, 18 généraux et 5.000 soldats français tombaient. C’était une journée de honte pour « la plus grande armée du monde » dont parlait le général Leclerc dans sa lettre adressée à Toussaint Louverture (Boisrond Tonnerre, 1805).
En fin de compte, « en deux (2) ans, l’armée française avait perdu près de 60.000 soldats, un Napoléon désillusionné, lassé des rapports sur les pertes et les défaites de la colonie, abandonnait ses projets de création d’une France transatlantique » (Reinhardt, 2005) (ma traduction). Les États-Unis l’avaient donc échappé bel. Et il y avait mieux. Puisque la France était contrainte de vendre la Louisiane au gouvernement Américain qui allait devenir le premier et le plus grand bénéficiaire de la victoire des Haytiens à Vertières. Ici, il est important de rappeler qu’en ce temps-là les États-Unis d’Amérique n’avaient même pas le droit de passage sur le fleuve Mississipi. D’ailleurs, à cette même époque, Jefferson avait envoyé en France deux émissaires — Monroe et Livingston — pour négocier un droit de passage. Mais à leur grande surprise, les Français allaient leur offrir l’achat de la Louisiane pour une somme ridiculement modique. La Révolution haytienne avait donc permis aux États-Unis de doubler leur territoire avec l’achat de la Louisiane (Reinhardt, 2015).
Notons que certains historiens ont évoqué l’épidémie de fièvre jaune qui causait la mort de beaucoup soldats français comme un argument majeur pour expliquer la défaite de l’armée expéditionnaire face à Dessalines. Mais, nous devons rappeler à ces historiens qu’en ce temps-là l’épidémie en question frappait tout le monde. Par exemple, si les Anglais n’avaient pas réussi à s’établir définitivement à Saint-Domingue c’était surtout à cause des maladies tropicales (comme la fièvre jaune par exemple) qui avaient fait beaucoup de victimes au sein de leur armée. Selon Schiebinger (2017), « La médecine des climats chauds ou tropicaux était nécessaire pour maintenir les esclaves — en tant que denrées précieuses des maîtres puissants — en vie dans les plantations des Antilles. La médecine tropicale était également nécessaire pour maintenir de grandes populations de soldats et de marins en bonne santé et prêts au combat » (ma traduction).
Ainsi, la fièvre jaune pouvait frapper tout le monde, y compris nos ancêtres Africains. Cependant, nos ancêtres avaient su développer un ensemble de connaissances médicales pour assurer leur survie face à ce fléau. En cette occasion, nous devons honorer la créativité et l’intelligence de nos ancêtres qui leur permettait de s’adapter très rapidement dans la nouvelle flore et la nouvelle faune de Saint-Domingue pour pouvoir développer une pharmacologie appropriée et tant nécessaire. Dans cette optique, le médecin français Dr Nicolas Bourgeois (1788) affirmait ce qui suit : « Les esclaves sont plus ingénieux que nous dans l’art de maintenir et d’obtenir la santé. » La confession de ce médecin envoyé par la métropole est une grande preuve qui montre les performances de nos ancêtres à un moment où les sciences médicales française et anglaise s’étaient révélées impuissantes face à une série d'épidémies et de maladies tropicales inconnues qui menaçaient l’existence des populations des colonies. Face à une situation désespérée causée par la mortalité massive, il fallait à certains moments compter sur les interventions d’une équipe de médecins africains pour réussir à enrayer ces fléaux (Weaver, 2002). Sans la science médicale de ces Africains esclavagisés, les Français auraient connu un bilan pire que celui de la fièvre jaune. Après que la médecine africaine ait réussi l’exploit de sauver la vie de nombreux colons français, le docteur Nicolas Bourgeois (1788) figurait parmi ceux-là qui avaient pour mission d’extraire des secrets médicaux de la bouche des médecins africains qu’il appelait lui-même « Nos habiles disciples d’Hippocrate
Pour finir, « La connaissance, dit-on, c’est le pouvoir ». Et puisque nos ancêtres étaient les seuls détenteurs de certaines connaissances indispensables, ils avaient durant la période de guerre un pouvoir qui était tout aussi important que la science militaire. Ainsi, nos ancêtres ont pu battre l’armée expéditionnaire française parce qu’ils avaient une avance considérable dans les sciences médicales ainsi que dans les sciences militaires
EN CONCLUSION. Cette glorieuse tranche de notre histoire peut nous aider à tirer de grands profits dans les relations internationales. Pour cela, les Haytiens en général, et ceux de la diaspora en particulier, ont le devoir d’apprendre les idées marquantes de cette nouvelle version d’histoire de la Révolution haytienne pour ensuite les bien expliquer aux citoyens de leur pays d’accueil. De son côté, l’État haytien devra songer à préparer des diplomates qui maîtrisent bien la nouvelle historiographie anglophone de la Révolution haytienne. Les diplomates haytiens, les organisations aussi bien que les intellectuels haytien du terroir et de la diaspora devront s’entendre et s’organiser pour promouvoir l’idée de la dette historique des États-Unis envers Hayti. Déjà, Hayti a de puissants alliés dans la communauté afro-américaine qui a tant besoin de se faire rappeler l’histoire de la Révolution haytienne. Car, selon Bethel (1997), « l’anniversaire de l’indépendance d’Hayti (le 1er janvier) était commémoré tout au long du premier quart du XIXe siècle comme une alternative au 4 juillet qui n’offrait pas grand-chose à célébrer pour la partie noire de la nation (cité par Reinhardt, 2005). Aujourd’hui, on peut aussi compter sur la voix puissante des grands ténors francophones et anglophones du mouvement panafricaniste en Afrique et aux États-Unis, tels que Kemi Seba, Natalie Yamb, Dr Umar Johnson et autres qui ont ouvertement adopté la Révolution haytienne comme leur principal point de repère. D’autre part, la recherche sur Révolution haytienne étant devenue un patrimoine mondial, nous pouvons également solliciter l’aide et l’appui de cette multitude d’auteurs et chercheurs anglophones de la Révolution haytienne, spécialement les auteurs Afro-Américains, pour pouvoir bénéficier de la solidarité d’un plus grand nombre de nations possibles. Parmi eux, nous avons retenu des noms tels que David Brion Davis, Seymour Drescher, Robin Blackburn, Laurent Dubois, David P. Geggus, Michael Dash, Doris Garraway, Susan Buck-Morss, Alejandro Enrique Gomez Pernia, Sibylle Fischer, Karen Salt, Philippe R. Girard, Jeremy D. Popkin, Karol K. Weaver, Nick Nesbitt, Deborah Jenson, Julia Garfield, Thomas Reinhardt, Raphael Hörmann, Paul C. Mocombe, Joan Dayan, Marlon Simmons (Canada), George Sefa Dei (Canada) Paul Carr (Canada), Jean Pierre LeGlaunec, Jean Casimir, Marlène Daut, Anne Leslie Brice, Célucien L. Joseph aka Dr Lou, Patrick Smith-Bellegarde, Jean Alix René, Michel Desgraff, Pierre W. Orelus, Pierre M. Lubin, etc. Finalement, en raison des contributions et bénéfices que la Révolution a apportés en Amérique du nord, en d'Amérique latine, en Europe, en Afrique et même en Asie, il y a lieu d’espérer une grande chaîne de solidarité mondiale envers Hayti. Nous ne devons pas surtout oublier que c’était en signe de reconnaissance et en l’honneur de notre grande Révolution que le regretté président Hugo Chavez avait accepté de nous aider avec le Programme de Pétro Caribe. Dans son palais, il avait lui-même pris le temps de raconter à une délégation haytienne l’histoire des relations haytiano-vénézuéliennes qui a commencé à partir de la rencontre de Miranda avec Dessalines.
N.B. Les références utilisées dans le texte peuvent être fournies sur demande.
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